2/2 : « Le métro fantôme » de Jacques Prévert (5 novembre 1951) (+ Capra, Mankiewicz, Whale)

20/07/2017

*** Avant de commencer la lecture de ce post, reportez-vous à cette première partie : 1/2 : « Le métro fantôme » de Jacques Prévert (5novembre 1951) (+ Capra, Mankiewicz) ***

Comment cerner la présence par définition volatile d'un fantôme au cinéma ? La mise en scène de Mankiewicz dans L'aventure de Madame Muir est subtile de ce point de vue. 1/ Tantôt elle expose le corps de Capitaine Gregg à la vue et à l'ouïe de Lucy Muir tout en le dissimulant à ses interlocuteurs, produisant un comique de situation savoureux. Le réalisateur divise ainsi le visible en trois parties entre : Lucy, qui tient compte des répliques de Capitaine Gregg tout en ne laissant pas suspecter sa présence (sinon elle passerait pour folle) ; ses invitées qui pensent ne s'adresser qu'à Lucy ; le spectateur qui sait pour qui le Capitaine Gregg est visible et pour qui il ne l'est pas (scène de congédiement de la belle famille indiscrète). 2/ Tantôt la voix seule « parle » pour l'homme fondu dans le décor : l'effet de surprise est garanti aussi bien du côté des personnages que dans la salle de projection (dans le bureau de l'éditeur Sproule). 3/ Ces mises au jour signalées comme telles de façon directe ou indirecte laissent progressivement place à une saturation fantomatique de l'espace. En ouvrant une porte-fenêtre de la chambre de Madame Muir, l'invisible Capitaine Gregg ne laisse aucun doute au spectateur quant à son identité. Mais quand Lucy quitte la maison pour rencontrer Monsieur Fairley, un homme qui la courtise, son esprit semble l'accompagner partout. Mankiewicz réussit le tour de force de laisser planer l'ombre du fantôme sur la totalité du film au point de troubler la lecture des scènes : le marin oeuvrerait-il en silence ici et maintenant ? Ou bien mon imagination ne fait-elle que prêter cette hauteur de vue ? (voir à la fin du film les curieuses remarques désobligeantes de la servante Marthe devenue telle un ventriloque du fantôme)

Comment ne pas concevoir un au-delà du champ exploré par la caméra dès lors que la non-visibilité n'est pas gage de l'absence ? (scène du premier baiser échangé entre Monsieur Fairley et Madame Muir). Une question que le script met en jeu dans la dernière partie de l'histoire. Déçu par l'infidélité terrestre de Lucy avec Monsieur Fairley, Capitaine Gregg décide d'altérer la relation déjà irréelle qu'il entretient avec sa chère co-propriétaire. Entré pendant son sommeil, il convainc Madame Muir, tel un hypnotiseur, que leur histoire n'a été qu'un rêve. Puis s'envole vers d'autres cieux en se dissolvant dans la surface de l'image. Cette scène a son importance. Elle montre la désintégration de Capitaine Gregg dans un fondu avec l'arrière plan, lui qui n'« apparaissait » ou ne « disparaissait » jusque-là que par l'intermédiaire du montage ou dans un mouvement d'appareil, c'est-à-dire sans effet visuel.

Capitaine Gregg se dissipant retrouve l'image de son portrait peint : tourné de trois quarts, sur un arrière-plan nuageux dans son costume sombre (la fenêtre ferait presque office d'encadrement). (Rex Harrison et Gene Tierney dans L'aventure de Madame Muir, Joseph L. Mankiewicz)
La place dans l'environnement d'un être invisible mais bel et bien présent ne peut manquer de soulever la question de sa matérialité. Le fantôme est-il « consistant » en dépit de son absence aux yeux des mortels ? Ou bien n'est-il qu'un pur esprit, sans corps ? Ses actions dans le monde d'ici-bas sont-elles le fruit de la seule volonté, commises « à distance » (cf. l'hypnotisation de Madame Muir) ? Ou inversement la conséquence d'un mouvement impactant directement les lois physiques du monde humain ?

À gauche : George Bailey incrédule tâte du bout des doigts le corps de son ange-gardien (La vie est belle, Frank Capra).
À droite : L'homme invisible dévoile son « vrai » visage : comme un crâne dans sa moitié supérieure (L'homme invisible, James Whale).
Dans Le métro fantôme de Jacques Prévert, les spectres, ceux de la dimension à l'instant quittée par M. Calisson réincarné, agissent avec fracas dans l'antre réglé des décisions rendues par les hommes : le tribunal. Au moment où le Président demande l'arrestation du chef de gare déclaré fou ou mauvais plaisant dans une salle rendue soudainement suffocante par les amis invisibles de Calisson venus en nombre, l'avocat général s'écrie :  « _ En voilà assez M. le Président, et avant de tourner de l’œil moi-même, je réclame la tête de l’accusé, et pour sa complice, l’infâme petite… (un bruit) Oh ! oh ! Et c’est de l’encre, par dessus le marché ! Le président : _ Qui a jeté cet encrier sur la tête de l’avocat général ? Fermez les portes, que personne ne sorte, j’arrête tout le monde ! (...) L'audience est suspendue. » À peine M. le Président a dit ces derniers mots qu’il se sent soulevé tout à coup au dessus de son fauteuil et transporté par une force surnaturelle. (...) (1h35'29'') À l'instar de Clarence dans La vie est belle, les fantômes jouent un rôle à la fois inquiétant et salvateur : ils bousculent le réel à point nommé (juste avant le suicide de George Bailey et juste avant la condamnation de la fille de M. Calisson) et contribuent à renverser le cours des choses. L'issue de l'histoire s'en trouve ainsi accélérée.

Le passage cité ci-dessus est sans doute une allusion directe au roman L'homme invisible écrit par H.G. Wells, d'après lequel un film a été tourné en 1933 : L'homme invisible, de James Whale. La scène de l'encrier jeté à la face du représentant de la Loi prend le même tour apparemment inexpliqué.

L'inspecteur dubitatif est pris au piège de l'homme invisible (L'homme invisible, James Whale, 1933).


Dans ce film, la nature et les motivations du protagoniste sont aux antipodes des formes et projets conçus par les ange-gardien et fantôme vus jusqu'ici. D'une part, l'homme invisible n'a rien d'immatériel, son corps peut être saisi à tout instant et lui-même fournit la liste des contingences qui pourraient le perdre : pendant sa digestion, en cas de brouillard, de pluie, d'ongles sales. D'autre part, sa détermination est grande d'asseoir une domination sans partage sur le monde des hommes en usant de la force. Jack Griffin / l'homme invisible dans le film de Whale (en français) au Dr Kemp : J’ai enfin réalisé le pouvoir que j’avais entre les mains, le pouvoir de tout diriger, le pouvoir de faire ramper le monde à mes pieds. (…) Nous commencerons en faisant régner la terreur, quelques meurtres feront l’affaire, meurtres de grands hommes et meurtres d’anonymes afin de bien montrer que nous ne faisons aucune distinction. On pourrait aussi faire dérailler un train ou deux. Il suffirait que ces mains serrent un peu trop fort la gorge de l’aiguilleur. Et voilà tout. (31'05'') Le même, plus loin : Ne voyez-vous pas ce que ce pouvoir signifie ? Ce pouvoir, c’est le pouvoir de diriger, de faire s’incliner le monde entier devant moi. (…) Je vous parle du pouvoir suprême, le pouvoir d’influencer les plus grandes puissances, d’être dans le secret des dieux, de devenir le saint des saints, de faire pleurer d’effroi toutes ces masses d’humains ignorants au simple toucher de mon invisible petit doigt. (49'31'') Ceux qui douteront de son existence périront et le premier d'entre eux sera l'inspecteur (cf. les photogrammes de l'encrier ci-dessus).
 
La toute-puissance de l'homme invisible conduit inévitablement la foule à craindre d'être à chaque instant épiée ou violentée et, suivant les conseils de la police à la radio, à se replier sur elle-même : Nous devons interrompre notre programme quelques instants. Nous avons un message urgent de la police nationale. Tôt dans la soirée, nous avons alerté la population sur l’existence d’un homme invisible. Cette nouvelle n’a pas encore été confirmée. Il a déjà attaqué et tué un inspecteur de police et réussi à s’enfuir. Le chef de la police appelle la population à venir prêter main forte aux forces de l’ordre. (…) L’homme invisible se déplace sans vêtements. Il aimera donc trouver un abri. Par conséquent, nous vous demandons de bien fermer vos portes et fenêtres ainsi que vos granges ou hangars dans lesquels il pourrait se réfugier. (…) La police demande à la population de garder son calme et d’autoriser l’accès aux lieux privés pour que des fouilles puissent être effectuées. (41'14'')

Menace simultanément présente partout et nulle part, sécurité renforcée, cibles aléatoires, suspicion généralisée, on le voit, les résonances avec les méthodes guerrières employées de nos jours sont nombreuses. Comment ne pas corréler l'invisibilité d'un homme guetté avec le pouvoir de surveillance qu'il génère ? La notion est à comprendre au carré, à la fois comme surveillance de l'autre à débusquer, mais aussi comme projection et retour de soi dans l'oeil invisible. Dans la pièce radiophonique de Jacques Prévert, M. Calisson, qui a sauvé sa fille et son amant d'un procès mal engagé, met en garde les amoureux qui veulent s'échanger quelque baiser au cimetière du Père-Lachaise : Sylvia : « _ Laurent, mon chéri, mon grand chéri, embrasse-moi. Laurent : _ Je t’aime follement ! M. Calisson : _ Ah non ! Ah non, surtout pas ! Ne vous embrassez pas ici ! Surtout pas ici ! Laurent : _ Il n’y a personne ! M. Calisson : _ Détrompez-vous, on vous observe de partout. (…) (1h39'35'')

À gauche, l'étranglement du policier Jaffers par l'homme invisible.
À droite, les lunettes à double volet de Jack Griffin font l'effet d'un regard panoramique surhumain. Elles entourent les yeux comme le bandage enveloppe la tête.
Observons pour conclure les transformations consécutives au retour des personnages principaux sur leur terre, une fois achevé leur périple hors « du commun ». Dans Le métro fantôme, au moment de retrouver son enveloppe grâce à la magie de l'appareil spectrographique, le chef de gare vit une curieuse expérience : Le Professeur : « _ Oh, on vous voit. On commence à vous voir. Je veux dire, à vous voir avec votre corps. (...) Oh Calisson, regardez-vous dans la glace. Est-ce que vous vous reconnaissez bien ? Calisson : _ Monsieur le Professeur, Monsieur le Professeur ! C’est merveilleux ! Oh, ce n’est pas moi, mais c’est merveilleux tout de même ! Oh, nous n’y arriverons jamais mais le temps presse. Ce n’est pas ma tête, mais c’est tout de même une tête et c’est le principal. Vous êtes un génie, monsieur le Professeur ! Je reviendrai une autre fois pour rechercher la mienne. Celle-ci me suffit pour aujourd’hui. » (1h29'52'')

Non seulement étranger à lui-même, Calisson s'éprouve aussi comme un autre aux yeux des siens quand il décline son identité au tribunal pour tenter d'innocenter sa fille : « _ Laissez-moi parler. Je demande à être entendu comme témoin à décharge. Le Président : _ Qui êtes-vous ? Calisson : _ Le père de la complice de l'accusé, M. le Président, Calisson Victor, né à Paris. Sylvia : _ Ce n’est pas vrai, M. le Président ! Ce n’est pas mon père ! C’est pourtant bien sa voix, mais ce n’est pas sa tête. Laurent : _ C'est vrai. Celui-ci a l'oeil plus vif et l'air moins abruti que mon futur beau-père. Calisson : _ Voyons Laurent, Sylvia ! Mais je suis bien ton père ! Je t'expliquerai plus tard. » (1h33’33'') Cette demi-reconnaissance vaut encore mieux que la disparition totale d'un être vivant de la mémoire de ses proches. C'est l'histoire de l'effacement vécu par George Bailey, selon son voeu pris au mot par Clarence, dans La vie est belle : en dépit des apparences, il n'a jamais existé. Symétrique sur terre de son ange-gardien omniscient, George connaît tout le monde sans que personne ne le reconnaisse. De quoi devenir fou. Marc Cerisuelo, dans une émission consacrée au film dit que ça renvoie philosophiquement à des idées sur la métaphysique du possible et de l'impossible et notamment au « Songe de Théodore » dans La théodicée de Leibniz, où le meilleur des mondes possibles ne peut être donné qu'en comparaison avec des mondes qui n'arrivent pas l'existence. Donc, on a cette idée que le personnage de Sextus Tarquin devra accomplir ce à quoi il est destiné - violer Lucrèce - pour que l'histoire de Rome puisse suivre son cours (26'50'') (Les chemins de la philosophie par Adèle Van Reeth, Philosopher avec Capra 4/4, 09 mars 2017).

George Bailey croit halluciner après avoir sonné à la porte de la maison de sa mère qui l'a pris pour un fou (James Stewart dans La vie est belle, Frank Capra).
Plus loin, Adèle Van Reeth lit un extrait de La projection du monde, de Stanley Cavell : Il y a une séquence du film de Capra qui est aussi subjonctive que possible pour un fragment de film. C’est la séquence où est exaucé le vœu de n’être jamais né. Et elle est filmée et jouée de façon normale, sans repères conventionnels qui signaleraient qu’elle est séparée du reste du film. Il est vrai que nous, en tant que spectateur, n’avons aucun doute quant au déplacement du plan de la réalité. Mais le personnage avec lequel nous nous identifions est torturé précisément par ce doute-là. C’est l’expression du doute quant à la valeur de son existence. Et puisque cette valeur se définit explicitement en fonction de la différence que sa vie a constitué dans le monde, on peut dire que le doute porte sur son identité. Ce qui apparaît clairement au moment le plus fort de cette séquence, lorsqu’il aborde avec angoisse successivement ses amis, sa mère, sa femme pour leur demander violemment : « _ Vous ne me reconnaissez donc pas ! Alors dites-moi qui je suis ! » (30’40’’) À la fin de cet épisode cauchemardesque dont il ne revient pas indemne, la vie de George Bailey prend évidemment une autre saveur et fait l'objet d'une célébration permanente.

Dans les dernières minutes de L'homme invisible, c'est le spectateur qui fait l'expérience de la connaissance d'un homme dont il n'a jamais vu le visage. Considéré ainsi mort, il retrouve un semblant d'humanité. Le visage de Jack Griffin remonte à la surface du visible dans un fondu-enchaîné laissant d'abord apparaître un crâne puis une face. La banalité de cette tête rendue physiologiquement aux vivants (sa fiancée Flora accompagnée de son père médecin sont à son chevet) contraste avec l'horreur des meurtres perpétrés sans pitié par un homme devenu sa propre créature.

L'homme invisible, James Whale.
L'acteur Claude Rains jouera 8 ans plus tard un ange-gardien au service d'un « mort-vivant » en quête de corps dans Le défunt récalcitrant d'Alexander Hall (1941).

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