1/2 : « Le métro fantôme » de Jacques Prévert (5 novembre 1951) (+ Capra, Mankiewicz)

16/07/2017


Une femme s’en prend à un homme qui lui marche sur les pieds, lequel lui répond goguenard : « _ Et vous ne voudriez pas que je passe dessous ? » La poinçonneuse Sylvia, tranquille devant la brouille insignifiante de ces deux voyageurs, apaise les tensions d’un bon mot. La scène a pour cadre le portillon de la station Blanche, et ouvre la bien nommée pièce radiophonique écrite par Jacques Prévert et adaptée par Georges Ribemont-Dessaignes : Le métro fantôme (première diffusion le 5 novembre 1951).

Le héros de l’histoire est M. Victor Calisson, chef de gare du chemin de fer métropolitain de la station Blanche, père de Sylvia la poinçonneuse, et la proie de brimades répétées des usagers. La faute à sa fille justement, dont l’insolence et les roucoulades intempestives avec son amant Laurent excèdent les voyageurs impatients de valider leur ticket.

Autour de ce noyau, le scénario de Jacques Prévert additionne les lieux clos (souterrain, cellule, dancing, caveau, musée) et multiplie le nombre de personnages (les vivants, les spectraux, les historiques, les littéraires). L’un d’eux, Maxime Le Barois, riche industriel amoureux éperdu (et sans cesse éconduit) de « mademoiselle Sylvia », revient à plusieurs reprises au fil du récit. En manque cruel d'affection, il dépérit littéralement, si bien qu'un jour il est retrouvé pendu et qui plus est, détroussé par deux brigands sans scrupules. Ivre, Le Barois écrivit avant de passer à l'acte : Qu’on n’accuse personne de ma mort. Je me tue comme ça. Une sale vie, une sale enfance. Élevé dans le coton, oui, avec du coton dans les oreilles. Jamais rien entendu, jamais rien vu. Maintenant, terminé, finie la comédie, tout est cuit. (…) (1h38’13’’) 


Le pedigree de ce personnage secondaire ne suscite aucune compassion de la part de Prévert. Pire, son triste sort donne l’impression d’être mérité, comme un revers attendu de son immense fortune. À l’inverse, les déboires de M. Calisson sont rachetés par un professeur doux-dingue, et absous par la grâce inespérée d'une deuxième chance. 

Ne reculant devant rien pour séparer Sylvia de son camelot de Laurent, M. Calisson dénonce le commerce clandestin de celui-ci à la police. En l’apprenant, la poinçonneuse enrage et quitte sur le champ son poste et son père. À la suite de quoi, une altercation avec un voyageur qu’il a menacé de jeter sous une rame de métro entraîne le déclassement du chef de gare. Le narrateur : Cette fois, c’en est fait, Calisson a perdu sa situation, il n’a plus rien que sa casquette et son vêtement de chef de gare plutôt défraîchis. Bientôt, il n’aura plus rien du tout. Et ce soir, dans la nuit, sur un banc du boulevard de la chapelle, parmi les clochards, on pourrait le prendre pour un clochard. (26'55'') À cet instant précis, tel un ange gardien descendu sur terre, un mystérieux Professeur surgit. Il lui tient ce discours : Écoutez moi bien Calisson, d'où vient le malheur des hommes ? De la vie ! (...) Un fantôme, lui, il est heureux, il fait tout ce qu'il veut, comprenez-vous ? (...) Si vous êtes malheureux, c'est parce que vous vous croyez malheureux. (...) Tandis que si vous étiez fantôme, vous n'auriez plus aucune raison de vous croire malheureux (...) C'est pour vous mettre à l'abri des dangers que je vous offre mes bons offices.

La métamorphose de Calisson en fantôme est très intéressante. Relisons ce qu'en 1951 Prévert imagine, en ayant à l'esprit la nouvelle donne réalisée par les appareils photos numériques. Le Professeur : L'appareil que vous voyez là est un appareil de spectrographie. Je vais vous expliquer. Quand on photographie quelqu'un, on fixe un aspect du personnage, une apparence. On colle cette apparence sur un petit morceau de carton et le tour est joué. Un morceau de l'individu est capté, vous y êtes ? Mais avec mon appareil, grâce aux rayons glaciaires, grâce à mon procédé spectral et néo-larvaire, je peux tirer un million-huit-cent-vingt-cinq-mille-sept-cent-soixante-trois photos au quart de quart de seconde. C'est-à-dire qu'en un quart d'heure, je peux faire plus de photographies qu'on ne pourrait vous en faire en cinquante ans avec le procédé habituel. Vous pensez bien qu'après cela, toutes vos apparences ont été captées. Et qu'il ne vous en reste aucune. Donc, on ne peut plus vous photographier. Et si on ne peut plus vous photographier, c'est qu'on ne peut plus vous voir. (32'06'') Si le spectrographe est capable de subtiliser tous les possibles d'une apparence (à la manière d'une peinture cubiste analytique), il se charge également de retirer toutes les images mentales contenues dans les souvenirs. Sa visibilité aspirée, M. Calisson est devenu transparent. Il a basculé dans une autre dimension dont les portes sont gardées par le Professeur.

Superposé au monde des vivants, le monde des morts chez Prévert n’a semble t-il rien de mieux à offrir que des lieux communs (le métro, mais circulant de nuit) et des histoires invariées. Calisson, qui n'est pas un fantôme comme les autres dans la mesure où sa vie n'a jamais pris fin est un spectre en villégiature. Il a besoin d'être guidé par le Professeur dans le métro, voire dessillé, au sens propre comme au sens figuré. La dame blanche : « Faites donc attention ! Calisson : _ Oh pardon Madame. _ Vous marchez sur ma robe et vous vous asseyez dessus, c’est très ennuyeux. » (46’15’’) Une entrée en matière en tout point similaire aux premières lignes de dialogue citées plus haut. Ainsi la mort ne vaut pas mieux que la vie. La preuve, Calisson ne cesse de rencontrer des calques de ses propres tourments tel Jardinet, ancien chef de gare : « _ Figurez-vous que j’avais aussi une fille, oui. Elle travaillait au guichet de la gare. Hé bien, je l’ai chassée parce qu’elle courait avec un petit voyou. _ Vous avez fait ça ? _ Oui, je l’ai fait, c’est stupide, et je le regrette bien, parce que depuis que je suis mort, j’ai compris la vie. _ Ce que vous me dites m’émeut beaucoup. (…) (Calisson pleurant) C’est que pour moi aussi, c’est la même chose. Ma fille, ma petite Sylvia, oh, c’est terrible. » (58'19'') Le pendu de Saint-Germain ne dit pas autre chose : « _ Figurez-vous que je me suis pendu à cause d’une fille. Son père était chef de gare (…) des premiers chemins de fer. Ah, si vous l’aviez vue, comme elle était belle. Comme elle me plaisait… Seulement voilà, il n’a pas voulu. Un vieil idiot quoi. Alors elle est partie d’un côté, moi d’un autre. (...) » (1h03') Ces miroirs tendus convaincront notre héros de réintégrer sa carcasse pour venir en aide au petit ami de sa fille, accusé du meurtre de Maxime Le Barois.

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L'histoire d'un homme au bord du gouffre sauvé de nuit par une apparition qui va bouleverser sa vie trouve de formidables échos au cinéma. À commencer par celle de George Bailey (joué par James Stewart) dans La vie est belle de Frank Capra (1946), qui endetté, s'apprête à se jeter d'un pont avant d'en être empêché par un ange-gardien. Omniscient, visible de tous, Clarence Oldbody, c'est son nom, est à la fois palpable et immatériel quand un policier tente de lui passer les menottes. Le cas de figure de Madame Muir dans L'aventure de Madame Muir de Joseph L. Mankiewicz (1947) est différent. Veuve depuis un an et hébergée avec sa fille par sa belle famille, la jeune femme qui a besoin d'air décide de s'installer dans une maison au bord de l'océan. Mais un fantôme y rôde, l'ancien propriétaire, un marin suicidé au gaz (démenti par l'intéressé ensuite). Après quelques pourparlers, elle obtient de son « co-propriétaire » une cohabitation apaisée et une protection bienvenue. Tantôt courant d'air, tantôt fantôme intouchable, quand il n'est pas rêve incarné, « Capitaine Gregg » est uniquement visible et écoutable de « Lucia ». Il n'est pas tout à fait omniscient mais devine souvent ce qui est arrivé et ce qui va se passer. Comme pour Clarence Oldbody, son rôle est bienfaiteur, mais il n'est pas salvateur.

Il est frappant de constater que ces trois histoires sont introduites par des cas de suicides (avérés ou supposés). Dans Le métro fantôme, Le Professeur n'est-il pas d'abord « apparu » sous ces mots : « Dites-moi, est-ce qu'il n'y a jamais quelqu'un qui se suicide dans le métro ? Calisson : _ Oh mon Dieu, non, non. Enfin, si, quelquefois, mais jamais à ma station ! _ Et entre nous, mon ami, est-ce qu'il y a quelquefois des crimes dans le métro ? _ Des crimes dans le métro ? _ Il y en a bien quelquefois n'est-ce pas ? _ Non, non. (...) » (7'50'') ?

Avant de prendre « corps », le fantôme se signale à l'écran via un objet annonciateur. Dans La vie est belle, c'est une robe de chambre blanche qui, tenue par le col, prend un air spectral et préfigure peut-être la venue de l'ange-gardien (28'30''). Madeleine, à qui elle appartient, l'avait revêtue à la suite d'une chute comique dans une piscine avec George Bailey. À la fin du film, la scène du suicide avorté du protagoniste semble y répondre. George, prêt à sauter du pont dans la mer houleuse, voit son geste détourné par la noyade de son ange-gardien qui fait de lui un sauveur. Ainsi d'acteur, il devient spectateur d'une fin qu'il aurait du connaitre (un peu comme Calisson dans le monde des morts). Ce plongeon symbolise peut-être une deuxième « naissance ».

De Madeleine déshabillée à Clarence se rhabillant, un même vêtement blanc
(notez comme le fil du premier plan sur le photogramme de droite sépare symboliquement les mondes terrestre et céleste). (à 1h42')
Dans L'aventure de madame Muir, le fantôme surgit d'abord du fond d'une pièce noire. Plus exactement son portrait peint, judicieusement éclairé d'un halo redoublant l'éclairage du visage représenté et accentuant un effet de réel. Les photogrammes proposés ci-dessous montrent les rencontres respectives de Lucie Muir avec le capitaine Gregg peint, et de l'ombre du capitaine Gregg avec Lucie Muir endormie. Les cadres se répondent en miroir avec chaque fois un personnage en amorce et au loin l'objet « inanimé » de son regard.

L'aventure de Madame Muir, Joseph L. Mankiewicz
Ces histoires font appel à différents régimes de visibilité. Ceux développés dans le film de Mankiewicz aboutissent à des quiproquos ingénieux exerçant le sens critique du spectateur, qui est régulièrement conduit à s'interroger : suis-je le seul à voir le fantôme ? Le protagoniste le voit-il également ? Ou l'entend-il seulement quand je le vois ? Autrement dit, qui voit quoi ?

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