2/3 : Portraits et souvenirs par Marie Scheikevitch (émissions 7 à 9) (1960)

04/10/2017


Se reporter à la lecture de ce précédent post pourrait ne pas être inutile : 


Suite des recensions des entretiens de Marie Scheikevitch avec Roger Pillaudin dont les premières diffusions remontent à l'été 1960. Comme observé dans les précédentes conversations, Marie Scheikevitch, qui tenait salon au début du XXe siècle, alterne réactions spontanées et lectures de réponses manifestement préparées. L'auditeur qui savoure la reconstitution des moments marquants de sa vie ne peut manquer cependant de s'interroger quelquefois sur la réelle influence de la maîtresse de maison dans le monde. Ses « nombreux » courtisans, ses relations amicales systématiquement dénigrées par un bout ou un autre (physique, intérieur domestique) à l'exception d'Anna de Noailles, les confidences reçues des personnages les plus en vue servent toujours, en creux, sa personne, sa prestance, son entregent. Mais déposons là cette impression somme toute flottante pour laisser place aux résumés des émissions 7, 8, 9.

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Émission 7 : Les hommes politiques : Louis Barthou, Paul Painlevé, Joseph Paul-Boncour, Léon Bérard, Adrien Hébrard (première diffusion : 28 août 1960)

La conversation du jour est dédiée au commerce entretenu par Marie Scheikevitch avec les hommes politiques de son salon. À l’invitation de Roger Pillaudin, c’est Louis Barthou (1862-1934), rencontré vers 1905 ou 06, qui a les honneurs de sa première description : C’était un homme vif, combatif, très rageur, mais avec un excellent cœur. Il n’était pas beau mais il était charmant. (…) Il se présentait avec des petits pas très menus, il arrivait à vous tout d’un coup. (…) Il adorait beaucoup la musique. Il avait un théâtrophone chez lui installé, et quand on voulait téléphoner à Madame Barthou le soir, il n’y avait pas moyen parce que Monsieur Barthou écoutait soit La Walkyrie ou Manon Lescaut, enfin n’importe. (4’55’’) À la même époque, Marie Scheikevitch rencontre Paul Painlevé (1863-1933) qui n’était « qu’un » savant : Il ne pouvait parler qu’avec Einstein. D’ailleurs, il racontait chaque fois qu’il avait vu et qu’il s’était entretenu avec Einstein, il venait m’expliquer tout ça, je n’y comprenais goutte. (9’15’’) Puis vint le temps politique et celui d’une mystérieuse élection présidentielle perdue : Il n’avait pas cette sympathie que dégageait Monsieur Briand [qui] (…) plaisait sans faire exprès. (10’48’’) Place à Paul-Boncour (1873-1972), rencontré chez Madame de Caillavet en 1905 : Je revenais du midi. J’avais acheté à la gare de Marseille un petit livre qui était l’histoire du syndicalisme et cetera [sans doute Les syndicats de fonctionnaires paru en 1906, pourvu d’une préface d’Anatole France, ce qui pourrait expliquer les raisons de cette emplette] (…). C’était de Paul-Boncour. Le lendemain, je suis allé dîner chez Madame de Caillavet et je vois arriver Paul-Boncour. (…) Il avait l’air d’un conventionnel. Il en avait tellement l’air que j’ai suggéré à mon beau-frère François Sicard, le sculpteur qui a fait un groupe pour le Panthéon, de le prendre comme type. (14’08’’) Suit la figure de Léon Bérard (1876-1960), monté à Paris du pays landais. C’était un garçon grand, mince, avec un immense nez (et il croyait qu’il ressemblait au Grand Condé), très gai et de tempérament farceur. Il n’en cultive pas moins un sentiment d’hostilité à l’égard de Louis Barthou (ils ne pouvaient pas se sentir ni l’un, ni l’autre), mu par leurs positions politiques respectives, semble t-il opposées. Mais l’homme le plus spirituel et qui avait le plus d’esprit, c’était Adrien Hébrard (1833-1914), le directeur du Temps. Ha ça ! Toutes les femmes étaient folles d’Hébrard. [Il] arrivait dans mon salon, tout le monde venait se mettre autour de lui. Il était petit, presque bossu, il avait un petit ventre, il avait des mains khâgneuses, (…) il avait quatre cheveux qui se baladaient comme ça, une grosse moustache, une dent dans la bouche, et malgré tout, c’était l’homme le plus charmant. (…) Dès qu’il parlait, c’était un enchantement. Il pouvait dire n’importe quoi, sa phrase retombait à point. Il avait tellement d’esprit - il a dit : _ Je ne veux pas voir cette guerre - il est mort le 31 juillet 1914 : juste avant la déclaration de la guerre. (20’05’’)
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Émission 8 : Aristide Briand (première diffusion : 4 septembre 1960) (même lien que ci-dessus, à partir de 22’32’’) (bien que numéralement séparé, le présent entretien se rattache directement au précédent).

L'un des trois panneaux d'Alexandre Steinlein peint pour La Taverne de Paris, localisée au 3, avenue de Clichy, Paris 17e (1905). En haut de la fresque, un moulin coiffe une butte (Montmartre).  En bas, les têtes des lambris sculptés. (voir cette photographie pour un aperçu intérieur de la salle).
Conviés par le peintre Steinlein (1859-1923) à visiter ses panneaux installés à La Taverne de Paris, Marie Scheikevitch, Madame de Caillavet et Anatole France ont la surprise d’accueillir un invité à leur table : Monsieur Briand était assez grand, mince, la poitrine creuse (…), des cheveux rejetés en arrière avec des rouflaquettes, enfin l’air un peu hirsute (…) et il avait ses deux poches de veston remplies de cigarettes. À cette époque (1910), Aristide Briand (1862-1932) est le défenseur des grévistes du nord et pique immédiatement la curiosité des convives. Marie Scheikevitch est conquise par la simplicité de l’homme, modeste, très droit, d’une grande élévation de pensée. (26’01’’) Elle raconte : Les petits mots de Monsieur Briand étaient toujours parfaits. Je peux dire par exemple, un jour, je passe avenue Kleber [n°52, dans le 16e arrondissement de Paris], (…), je venais de l’exposition des tableaux de Degas, (après [sa] mort) et j’avais encore le catalogue. (…) C’était tellement laid chez lui qu’on ne savait pas où mettre l’œil. (…) Il me dit : _ D’où venez-vous ? Ah, je vois… Eh bien, c’est abominable, quelle horreur ! Je dis : _ Monsieur Briand, quand on a, au mur, son portrait fait par un monsieur Brouillet, qu’on a cette vieille croûte, cette horreur, cette ordure, on n’a pas le droit de parler de Degas. Il me dit : _ Mais vous savez, ce n’est pas de ma faute, c’est Thomson qui m’a forcé de me faire faire mon portrait par André Brouillet. [1857-1914] (27’57’’) 

André Brouillet, Portrait de M. Aristide Briand (reproduction photographique), 1909, conservé à la bibliothèque Carnegie de Reims (collection de portraits)
(*merci à la bibliothèque municipale de Reims pour son aide dans cette recherche*)
Devenus complices et sûrs l’un de l’autre, Marie Scheikevtich et Aristide Briand entretiennent une relation d’amitié qui demeure intacte avec les années. Si elle est heureuse de lui donner les petits plats qu’il aimait, comme à tous [s]es amis, il n’hésite pas à la mandater pour user de ses charmes (un service psychologique, dit-elle…) auprès d’Émile Vandervelde (1866-1938), homme politique socialiste belge au moment de la conférence de la paix à Paris. Aristide Briand sait aussi se montrer prévenant et délicat dans les moments douloureux. Alors que Marie Scheikevitch est malade (nous n’en savons pas davantage) et suit un traitement coûteux, il ne tergiverse pas avant de lui faire porter les 10 000 francs qu’il a reçus de son prix Nobel. Puis : (visiblement émue) Quand mon frère a été tué le 15 septembre 1914 à Tracy-le-Val [Oise] au 103e d’infanterie, Monsieur Briand était à Bordeaux avec le gouvernement. Il m’a envoyé immédiatement une dépêche. (…) [I]l m’a donné la permission de faire des recherches sur 10 km 2 (…) pour retrouver le corps de mon frère qui malheureusement n’a pas été retrouvé, parce Tracy-le-Val et Tracy-le-Mont ont été bouleversés de fond en comble. (…) Ça, je ne pourrais jamais l’oublier. (39’51’’)

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Emission 9 : Marcel Proust (première diffusion : 11 septembre 1960) (même lien que ci-dessus, à partir de 42’17’’) 

Première interview de Marcel Proust (par lui-même) signée Élie-Joseph Bois, parue dans le journal Le Temps le 13 novembre 1913 (page 4). À lire en cliquant sur ce lien (remodelée par mes soins). Tous les numéros du Temps sont en accès libre et téléchargeables depuis la base de données Gallica (B.N.F.) 
En novembre 1913, est publié à compte d’auteur Du côté de chez Swann, le premier volume d’À la recherche du temps perdu. Marcel Proust (1871-1922), qui s’occupait très activement de sa propre publicité (Roger Pillaudin), fait appel à toutes ses relations pour satisfaire son entreprise. Marie Scheikevitch est de celles-ci, qui demande à Adrien Hébrard (cf. émission 7), directeur du journal Le temps, d’accorder dans le mois un papier à son ami : 
Marie Schekevitch : Le temps n’avait pas l’habitude faire paraître des interviews d’auteur qui n’avait pas encore produit des œuvres importantes. Et en plus de ça, j’avais obtenu que des extraits de Du côté de chez Swann paraissent avant la publication du livre - cela ne s’était jamais fait.
Roger Pillaudin : Qui fut chargé de cet entretien avec Marcel Proust pour Le temps ?
Marie Scheikevitch : _ Hé bien, monsieur Hébrard a choisi un de ses rédacteurs : Joseph-Élie Bois [ou Élie-Joseph Bois en regard de sa signature] qui plus tard devint le directeur du Petit parisien. Cet entretien sans doute est remarquable puisqu’il a été presque entièrement rédigé par Marcel Proust lui-même.
Roger Pillaudin : Il parut dans Le temps le 12 novembre 1913 [il s’agit en réalité du jeudi 13 novembre 1913].
Marie Scheikevitch : _ Joseph-Elie Bois était de ceux qui a tout de suite compris l’intérêt principal du livre. Il n’a pas hésité à en programmer l’originalité et la grande valeur. C’est-à-dire qu’ayant passé presque tout l’après-midi avec Marcel Proust, quand il est rentré chez lui, il a lu jusqu’au matin toute son œuvre. Marcel lui avait prêté un volume, (…) il a été absolument enthousiasmé. Mais son article a voyagé plusieurs fois entre son domicile et le boulevard Haussmann parce que Proust ajoutait toujours quelque chose. (43’32’’)

Première critique de Du côté de chez Swann signée Paul Soudayparue dans le journal Le temps le 10 décembre 1913 (page 3). À lire en cliquant sur ce lien (les rédacteurs du site Internet de France Culture feraient bien de lire le passage sur l'orthographe dans la deuxième colonne) Tous les numéros du Temps sont en accès libre et téléchargeables depuis la base de données Gallica (B.N.F.)
La parution de ce premier entretien ne signe pas l’approbation pleine et entière de l’auteur de La recherche aux yeux des rédacteurs du Temps. À en croire Marie Scheikevitch, un autre personnage restait à dompter : c’était monsieur Paul Sauday. Monsieur Hébrard n’imposait jamais quoi que soit à ses rédacteurs. Cependant pour me faire plaisir, il a rappelé plusieurs fois à monsieur Souday qu’il devrait lire Du côté chez Swann et en parler. Et en effet, le 10 décembre 1913, le feuilleton du Temps analysait Swann.
Roger Pillaudin : Comment cela ?
Marie Scheikevitch : _ Hé bien, j’ai l’impression que ce n’était pas très favorable. Naturellement, il en reconnaissait beaucoup la valeur, seulement il lui faisait de grandes critiques parce qu’il pensait que c’était une œuvre à peu près complète.  Il ne savait pas du tout que c’était le commencement d’une vaste fresque. [souvenir très juste notamment illustré par cette phrase du critique : « Il nous semble que le gros volume de M. Marcel Proust n’est pas composé et qu’il est aussi démesuré que chaotique, mais qu’il renferme des éléments précieux dont l’auteur aurait pu former un petit livre exquis »]
Roger Pillaudin : J’imagine qu’en remerciement, vous avez reçu de Marcel Proust témoignage de son affection.
Marie Scheikevitch : _ Oh ! J’ai reçu quelque chose de tellement précieux que je ne peux pas dire que c’est un témoignage de reconnaissance : j’ai été comblée. Suit la lecture de la lettre reçue. (45’10’’)

Les efforts de Marcel Proust pour la promotion de son livre ne sont pas immédiatement récompensés, loin s’en faut. Balançant entre consternation et étonnement, une partie de ses lecteurs reste interdite devant la nouveauté de son style (il écrit en allemand, il n’écrit pas en français, s’entend-elle dire). Cette circonspection, Marie Scheikevitch ne l’a pas oubliée, elle qui était folle du premier tome au point de le relier dans du parchemin blanc. Un jour que Proust lui disait son découragement et le peu d’intérêt que présentait tout effort littéraire, elle eut la primeur de recevoir un avant-goût des tomes à venir : _ Hé bien, murmura t-il, puisque vous voulez bien savoir ce qu’Odette est devenue, prêtez-moi votre exemplaire, et je vais vous résumer la suite de mon œuvre. C’est ainsi qu’il m’écrivait en manière de préface les pages que voici : « Réponse d’outre-tombe aux critiques notamment à Louis de Robert et Benjamin Crémieux qui discutaient la question de savoir si Marcel Proust avait fait un plan d’ensemble : Madame, vous voulez savoir ce que Madame Swann est devenue en vieillissant. C’est assez difficile à vous résumer. Je peux vous dire qu’elle est devenue plus belle. (…) [lettre datée du début novembre 1915 à écouter à partir de 53’10’’]

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