Montmartre 1/3 : Le banquet à Henri Rousseau

07/07/2017


Une exposition actuellement tenue au musée du quai Branly à Paris intitulée Picasso primitif (28 mars-23 juillet 2017) nous offre l'occasion d'isoler un épisode devenu fameux dans la légende des artistes du Bateau-Lavoir et longuement commenté par André Salmon dans l'émission Montmartre sur chevalet : c'est le banquet donné en l'honneur du douanier Rousseau par Pablo Picasso, André Salmon, Guillaume Apollinaire, Marie Laurencin, Georges Braque et Gertrude Stein, entre autres. 

Produite par Jacques Février, Montmartre sur chevalet, diffusée pour la première fois le 14 janvier 1965 et récompensée du grand prix international du reportage, propose d'écouter les récits des conditions de vie économique et sociale des artistes du début du XXe siècle dans les ateliers du Bateau-Lavoir, à Montmartre (Paris 18e), par leurs protagonistes mêmes : André Salmon, Kees van Dongen, Pierre Mac Orlan, Picasso. 

Avant de revenir plus longuement sur le contenu de ces témoignages (malheureusement meurtris par de nombreuses coupes), vous trouverez reproduite ci-dessous l'impayable version d'André Salmon du banquet donné à Henri Rousseau (1844-1910) dans l'atelier de Picasso à la fin novembre 1908 :

16'36'' : On a raconté des tas d’histoires, toutes fausses, sur le banquet qui fut offert - ou plutôt le dîner, au douanier Rousseau dans l’atelier de Picasso au Bateau-Lavoir. On a prétendu que nous avions voulu nous moquer de Rousseau. Pas du tout. On ne s’est pas moqué de lui du tout. Les gens qui nous ont attaqués sur ce point-là sont des gens assez curieux en ceci qu’ils méprisent la personne et l’art de Rousseau et qu’ils nous reprochent à nous, ses admirateurs, de nous moquer de lui, enfin, c’est comme ça. La faute en revient en grande partie à quelqu’un qui a voulu que la fête soit belle et que Rousseau soit content, et qui est Apollinaire.

Apollinaire était quelquefois très léger, et il l’a prouvé, il a eu des ennuis qui venaient de sa légèreté. Il a laissé passer dans une revue qu’il avait alors - Les soirées de Paris - longtemps après le banquet même, un récit qui voulait être burlesque, facétieux, simplement spirituel et qui était mauvais. Et les gens se sont fondés uniquement là-dessus en disant que nous avions voulu nous moquer de cet excellent homme. On ne s’est pas moqué du tout mais les prétextes aux critiques dont nous sommes encore accablés maintenant viennent de ceci que nous avions un grand goût allant même jusqu’à une espèce d’admiration pour l’œuvre de Rousseau, mais nous savions très bien que Rousseau était maladroit et ne dessinait pas bien. Mais nous pensions - et nous étions plusieurs dont Picasso - à penser qu’il peignait très bien. Et nous pensions tous qu’il avait le sens de la grandeur, dans le sens du magistral. Et c’est un homme qui se cultivait à sa façon. Je l’ai rencontré très souvent au Louvre, où tous les peintres ne vont pas d’ailleurs. Il savait très bien s’arrêter devant ce qui lui donnait une leçon. Avec naïveté, un jour, je lui ai dit : « Qu’est-ce qui vous a ému aujourd’hui particulièrement ? » Il me dit : « _ Oh tu sais, on ne peut pas se souvenir de tous les noms. » Mais néanmoins, il avait regardé ce qu’il fallait. C’était comme ça Rousseau.

Alors que nous n’étions pas - et j’ose le dire - nous n’étions pas des imbéciles, nous n’étions pas dupes de tout. Nous savions qu’il y avait chez Rousseau un côté naïf, un côté concierge. En peinture, ce n’est pas tout à fait ça. Et son atelier avait quelque chose de grotesque quelquefois. Et c’est ce qu’il aimait. Et nous avons un peu recréé ce décor-là dans l’atelier de Picasso. Alors, il y avait par exemple chez le père Rousseau des drapeaux du temps de l’Alliance franco-russe, c’est pour vous dire. Mais à côté de ça, il y avait [au Bateau-Lavoir] sur un chevalet une très belle toile, un portrait de l’une de ses premières femmes (parce qu’il a eu des tas de femmes, ça ne lui a jamais très bien réussi), posé sur le chevalet, acheté par Picasso, misérable, qui avait tout de même acheté ça, parce qu’il l’aimait bien – quand on en est à chercher la croûte du lendemain et qu’on achète une toile, c’est qu’on en a envie. Et il avait encadré ça d’une draperie, dans le style Rousseau. 

À gauche : Henri Rousseau, Portrait de femme, 1895. À droite : Brassaï, photographie de l'atelier de Picasso, rue de la Boétie, 1932.
On ne s’est pas moqué de lui. On a chanté des chansons en son honneur. Apollinaire a dit un poème. J’ai dit un poème. Et puis, on a vu ce vieux qui s’endormait, car il était vieux avant l’âge [64 ans en 1908], il est mort avant 70 ans, mais il avait l’air d’un très vieux bonhomme. On l’a mis en fiacre, et on l’a fait reconduire chez lui à Plaisance. Et alors, il est vrai qu’après, c’était une louba formidable. Parce qu’après tout, nous avions 25 ans. Le père Rousseau était parti, il y avait des choses à boire et à manger, surtout à boire, on a fait une louba terrible, qui a scandalisé le petit nombre d’idiotes qui étaient là, nos deux américaines, dont une, Gertrude Stein, dont littérairement, on ne dira jamais assez de mal, qui était stupide de nature, abrutie par le surréalisme auquel elle n’a rien compris et qui a écrit en anglais des âneries sur ce grand banquet Rousseau, duquel il est parti très content. 

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La frise chronologique de l'exposition Picasso primitif nous apprend que le Portrait de femme fut acheté rue des Martyrs (Paris, 9e) pour cent sous (ou 5 francs) auprès d'un brocanteur nommé le père Soulier. Picasso découvrant la toile recouverte par d'autres dont seule la tête émergeait fut frappé par les yeux noirs de la femme représentée (l'anecdote est rapportée dans le livre Propos d'artistes de Florent Fels, 1925, p. 44). Un regard peint qui n'était pas sans lui rappeler celui de la Vierge à l'enfant en bois sculpté, datant de la seconde moitié du XIIe siècle (aujourd'hui conservée au Museu Nacional d'art de Catalunya) qu'il découvrit dans une église de Gosol (Espagne) en 1906. La scénographie de l'exposition le laisse habilement constater.   


L'affection de Picasso pour l'oeuvre de Rousseau ne s'est pas étiolée au fil des années. Elle s'est même consolidée à en juger par les photographies de Brassaï et de Gomes. En décembre 1932, Albert Skira commande à Brassaï un reportage photographique de l'atelier de la rue de la Boétie, pour la future revue d'art moderne Minotaure. Deux prises de vue montrent la bonne place occupée par la peinture du douanier, 24 ans après son achat. Puis, en 1965, c'est un cliché d'André Gomes qui atteste de l'intérêt du maître pour l'oeuvre de Rousseau dont il acquit encore deux toiles en 1938 auprès de Paul Rosenberg, et ayant appartenu à Robert Delaunay.

Picasso avec le Portrait de l'artiste à la lampe (1902-03) et Portrait de la seconde femme de Rousseau (1903), photographie d'André Gomes, 1965.