Marie-José Mondzain, Abdelwahab Meddeb : Cultures d'Islam

28/07/2017


Trois entretiens de Marie-José Mondzain avec Abdelwahab Meddeb (1946-2014) producteur de feu Cultures d'Islam permettent de retracer quelques éléments de sa pensée sur l'image tenus à l'antenne entre 2002 et 2012, au fil de la présentation de ses ouvrages. Les émissions résumées ci-dessous, de trois formats différents (30 minutes, 50 minutes et 1 heure) ont été diffusées le 19 avril 2002, le 04 mai 2008 et le 23 novembre 2012.

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Première émission L'image, pure illusion (première diffusion : 19 avril 2002) 

Sept mois seulement après la destruction des tours du World Trade Center, Marie-José Mondzain cherche à comprendre en quoi le traitement médiatique du 11 septembre 2001 a privé les consciences d'un fait historique de premier plan. Immédiatement prise en charge par l’image, la réception de l'attentat, retransmis en direct sur les chaînes de télévision du monde, a moins sollicité le raisonnement critique de l'homme qu'activé son regard de spectateur fasciné. Entre la sidération devant le fait enregistré, le risque d’identification aux victimes, la conversion de l'action criminelle en spectacle et la saturation visuelle de l'information, les facteurs empêchant une distance réflexive vis-à-vis de l'événement sont multiples.

(Douze ans plus tard, dans une émission dédiée à la mémoire d'Abdelwahab Meddeb (Nuit spéciale du 27 décembre 2014), la philosophe ne dit pas autre chose en parlant des vidéos fournies par les bourreaux de l’État Islamique et servilement relayées par l'Occident. Les effets déclenchés par le regard sont les mêmes et priment encore sur l'analyse. Restent que les auteurs des images ont changé de camp et que la diffusion des exactions s'opère sans doute à plus grande échelle.)

L’image répétée - on le mesure aujourd’hui avec le succès des chaînes d’information continue - neutralise toute notion de durée de sorte que la plus grande violence que l’on puisse faire contre la pensée, c’est de lui enlever le temps par le phénomène du flux, et de la paralyser. (10’19’’)

Ce que Marie-José Mondzain appelle « image » dans son livre L’image peut-elle tuer ? (2002) n’a que peu de rapport avec les résidus d’enregistrements véhiculés par les canaux médiatiques. Considérée du point de  vue de la tradition iconique chrétienne, l’image, suivant ses mots, est ce qui a pris vie dans l’écart, ce qui vaut pour sa relation à l’absence, et non le fruit de l’adhésion à un réel présent. De cette manière, elle échappe à l’idolâtrie, à la « scénographie » du simulacre, et acquiert une fonction qui implique le spectateur. C'est précisément le sens de l'oeuvre d'art.

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Aparté

[En 2001, les télévisions de la première puissance mondiale retransmettaient dans sa totalité un crime d’une ampleur inédite (unité de temps, de lieu, d’action). Plus tard, la reprise de vidéos amateurs des mises à mort de prisonniers entérinait la reconnaissance des chaînes occidentales envers la communication des pays ennemis. Aujourd’hui (2015/2016) et pour un impact tout aussi retentissant, les moyens employés pour répandre une tuerie peuvent se concentrer dans de petites caméras portatives parfois directement reliées à un réseau social Internet. L’accès à une technologie simple pensée en relation avec un espace de stockage de données gratuit, favorisant de surcroît une interconnexion en temps réel (Facebook, Youtube et d’autres sans doute), a supplanté la chaîne traditionnelle hiérarchiquement ordonnée de l’information (reporter envoyé, montage images, diffusion télé).

Il n’empêche : si l’auteur d’un plan macabre peut interagir avec des visionneurs abonnés à son compte, son objectif reste malgré tout d’être connu du plus grand nombre. Quand ce ne sont pas les chaînes de télévision qui l’appellent, le terroriste ne manque pas de les contacter pour leur faire part de son identité et de ses revendications (cas BFM TV de la prise d’otage dite du supermarché « hypercacher »). Or, il y a quarante ans, Sidney Lumet mettait précisément en scène ce mode de relation dans un huis clos ayant pour cadre le braquage raté d'une banque : Un après-midi de chien (1975).

Journalistes prêts à tout pour recueillir la parole d'un otage (Un après-midi de chien, Sidney Lumet)
Inspirée d’un fait divers, l’histoire des deux malfaiteurs incarnés par Al Pacino et John Cazale est autrement plus comique (sinon pathétique) que les drames évoqués ci-dessus. Conduits par la force des choses à transformer leur assaut initial en prise d’otages, les deux gogos sont rapidement cernés et pris entre les feux des agents de police postés un peu partout sur terre et dans les airs, d’une foule massée autour de la scène, et surtout de caméramens et journalistes sans foi ni loi. Arrivés les derniers mais se servant en premiers, ceux-ci contribuent à rendre la prise d’otages populaire et à ériger leur maître d’œuvre en vedette.

Derrière l'inspecteur qui négocie, deux photographes, un preneur de sons et un caméraman (Sonny / Al Pacino en amorce) (Un après-midi de chien, Sidney Lumet)
Tous les moyens sont bons pour déborder la police : acrobatie au-dessus de la porte d’entrée de la banque, zoom intrusif d’une caméra à travers la vitre de cette même porte, diffusion d’archives sur la personnalité d’un des preneurs d’otages à la télévision (photographie à l’appui). Une scène retient l’attention : Sonny (Al Pacino) prévenu de la couverture médiatique qui s’organise répond justement au téléphone aux questions d’un journaliste de télévision surgi via un petit écran posé sur le bureau du directeur de la banque. Découvrant tout à coup son image filmée en direct sur le moniteur, il est littéralement fasciné par la mise en abyme dont il est l'objet et ne retrouve ses esprits qu’après quelques instants. Il y a de quoi. Les perceptions simultanées entre le raccord de sa silhouette imaginée dans l’œilleton de la caméra avec l’image vue sur l’écran, puis entre la voix du journaliste au téléphone et sa retransmission parallèle télévisée, le tout diffusé sur une chaîne nationale (CBS) plongent les sens dans une confusion momentanée : elles privent le protagoniste de la maîtrise des événements.

Au téléphone avec le journaliste, Sonny se découvre sur l'écran de télévision retransmettant son interview.
Depuis l'intérieur de la banque, Lumet zoome sur un opérateur qui zoome sur la conversation de Sonny. (Un après-midi de chien, Sidney Lumet)
Au centre du plan ci-dessous (dans la même scène), à l’intersection de deux pans de murs situés à l’arrière-plan, et à mi-chemin entre les otages et le directeur, le câble du téléphone d’un côté et l’antenne du téléviseur de l’autre, Sonny émerge du lot et acquiert une stature médiatique. Il hystérise tous ceux qui rentrent en contact avec lui : le mari d’une des otages qui se jette sur lui, le livreur de pizza enchanté, sa femme vociférante, le chauffeur du mini-bus qui doit le conduire au jet privé, la foule des transexuels qui l’acclame. Les otages, qui prennent conscience du pouvoir que leur confère cette situation, n’hésitent pas à se mettre en scène à la suite de cet appel : salut à l’opérateur de prise de vue ou simulation de peur au téléphone pour un pervers en mal de sensations.

Sonny / Al Pacino (Un après-midi de chien, Sidney Lumet)
Le rôle joué par les images est si fort qu’il inverse les pôles du bien et du mal (la police n’est-elle pas réprimandée par Sonny et sifflée à son invitation par la foule ?) et entraînent les otages à prendre la défense des ravisseurs (= jugement défaillant). Puis, comment comprendre le soutien du public transexuel/gay sinon par la personnalisation à outrance du protagoniste (marié à un homme qui veut changer de sexe) développée dans le récit télévisuel ? (= identification) Le danger de mort qui pèse sur les otages ajouté à la gravité de l'infraction semblent mis en sourdine au profit de la construction d'une histoire dont le spectateur attend la fin : les informations données au compte-goutte par la police ou les deux branques participent de cet effet de suspense (= spectacle). Ainsi rapportée aux catégories de Marie-José Mondzain relatives au pouvoir anesthésiant des images sur la pensée, la fiction de Sidney Lumet coche toutes les cases. D’ailleurs, Sonny ne répond-il pas au journaliste qui l’interroge (en français dans le texte) : On vous fait le spectacle pour pas un rond, alors qu’est-ce qui est prévu pour nous ? ]

Au deuxième plan, l'une des otages « ravie » de passer à la télé salue son public... (Un après-midi de chien, Sidney Lumet)
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Deuxième émission : Philosophie de l'image (04 mai 2008) (non écoutable)

Au début de la conversation, Marie-José Mondzain rappelle que le visible, depuis la tradition grecque, est le lieu de la fugacité des apparences, de la fragilité de l’opinion. En raison de ce soupçon originel, elle explique travailler à la reconquête philosophique de l’image en ouvrant son champ de compétence aux dehors qui le vivifieront : anthropologie, histoire ou paléontologie. L’image est un objet de pensée, dit-elle. Elle est un site inter-générationnel, dans la mesure où l’enfant accède à la parole par l’image et que l’adulte y tisse sa relation à l’enfance. Remontant aux origines de l’humanité, la philosophe s’intéresse à la façon dont l’homo-sapiens s’est donné par ses gestes un objet à son propre regard en apposant ses mains recouvertes de pigments sur la paroi d’une grotte. L'action suivie de son retrait a converti la trace en objet de visibilité et fait de l’homme un spectateur. Conservé jusqu’à nous, ce témoignage inscrit la naissance de l’image dans les ténèbres aux sens géographique et philosophique du terme.

La discussion roule ensuite sur les rapports de l’image à la peur. Une population régulièrement confrontée aux effets d’une culture de la violence (catastrophe naturelle, guerre, sexe) accueillera sans ciller les mesures de sécurité renforcée telles qu’elles sont en mises en oeuvre dans de nombreuses villes, à l’instar du système de surveillance et d’intrusion qui fait que nous sommes sans arrêt vus par des enregistreurs invisibles d’images pour nous sécuriser. (18’48’’) Marie-José Mondzain désigne un effet collatéral de cette délégation aux autorités politiques : le découragement. Je défends fortement l’image et le spectateur pour inviter l’homo-spectator de la caverne à (…) prendre en mains notre destinée, notre histoire, et affronter les périls avec les armes majeures qui sont les nôtres (…) : celles de la pensée et de la parole (21’55’’). Mais encore : l’émancipation du sujet commence dès l’école primaire. Le désastre commence aussi dès l’école primaire. (26’06’’)

Le temps comme vu plus haut est à nouveau au cœur de ses préoccupations : L’image n’est pas un problème de vision et de perceptions. L’image pose un problème de temporalité et de patience. L’image demande du temps, et nous fait accéder à la dimension temporelle de ce que nous partageons. (31’25’’) À l'aune de cette citation, rapportons ici cette autre extraite de la première émission évoquée ci-dessus, dans laquelle Mondzain associe robinet télévisuel (aujourd'hui web) et création de l'oeuvre : Nous sommes dans un monde où il y a de moins en moins d’images. Le visible cache l’image. (18’37’’)

La fin de l’émission est consacrée au voyage de l'auteur en Iran et à sa relation de travail avec le cinéaste Abbas Kiarostami.

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Troisième émissionL'image et la lettre (Les arts de l'Islam au Louvre) (23 novembre 2012)

Élevée en Algérie comme une chrétienne dans une famille de culture hébraïque, Marie-José Mondzain confie avoir grandi au carrefour de plusieurs civilisations au début de cet entretien. Son père destiné au rabbinat ayant été l’objet d’une malédiction de la part de sa communauté pour avoir choisi de devenir peintre, a sans doute guidé sa réflexion d’une vie : Je suis allée vers les images pour régler quelque chose avec cette filiation. (7’18’’)

Dans la mesure où l'émission est un compte-rendu d’une visite de l’ouverture des salles du département des Arts de l’Islam au musée du Louvre, je propose de recenser ci-après les thèmes successivement discutés. Entres autres, la crise iconoclaste dans le bassin méditerranéen ; la calligraphie en tant que mélange de figuration (plaisir des yeux) et géométrie de l’esprit (Épîtres des Frères de la pureté) ; la religion du livre vis-à-vis de la religion de l’image ; la notion d’historia (récit à la fois fictionnel et historique) chez les byzantins ; la représentation de la chasse, exercice guerrier et de culturation ; les présences chrétienne et juive dans l’esthétique islamique (tension lettre/figuration) ; l'aménagement des espaces d'exposition au sein du musée.

Les oeuvres qui suivent ont également été l'objet de commentaires de la part d'Abdelwahab Meddeb et Marie-José Mondzain :

Pyxide d'al-Mughira (hauteur : 16 cm) , 968, Ivoire sculpté, trace de jais, Musée du Louvre (© Hughes Dubois)
Bassin dit « baptistère de Saint Louis », vers 1320-1340, laiton martelé, décor incrusté d’or, d’argent et de pâte noire, Musée du Louvre (© Hughes Dubois)
Aiguière à décor d'oiseaux affrontés ; inscription coufique (provient du trésor de l'abbaye de Saint-Denis), Cristal de roche (fin Xe), Musée du Louvre (© Peter Willi)


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