À la radio : Chantal Akerman : 6 juin 1950 - 05 octobre 2015

28/06/2017

21 septembre 1991 : Le bon plaisir, de Jean Daive avec Chantal Akerman. 

39’37’’ : Jean Daive : Qu’est-ce que vous pensez d’une grande émission comme ça ? Le bon plaisir, sur vous ? Comment est-ce que vous la voyez ?
Chantal Akerman : Ce que je voudrais qui passe de moi ? Vous savez – là, on parle tout doucement, tranquillement mais – les gens, ils ont l’impression que je suis quelqu’un d’agressif. Et, j’aime pas qu’on pense ça de moi. Parce que souvent, je fais des raccourcis. Je passe une phrase, et je dis la suivante. Et donc, la suivante a l’air très brutale. (…) Et je déteste cette idée de moi. J’aimerais un peu que ce soit autre chose qui passe que ça.

En 1991, Chantal Akerman a 41 ans et déjà quelques signes des accents inquiétants qui caractériseront sa voix grave et cassée à la fin de sa vie : un léger tremblement, un débit presque rompu par un souffle court, une parole à fleur de peau.

Le spectateur de cinéma peut bien souvent apprécier les qualités d’un film sans recourir pour cela à la biographie du/de la cinéaste. Dans le cas de Chantal Akerman, faire cette impasse constituerait un manque, pour ne pas dire un manquement à la bonne compréhension de son œuvre. Pour la raison simple, que les archives de France Culture nous donnent à entendre, que la vie familiale d’Akerman et le rapport qu’elle entretient notamment avec sa mère entrent dans la composition de ses films et plus tard documentaires ou vidéos de galerie/musée.

Deux archives se répondent de ce point de vue à 13 ans de distance, illustrant les obsessions/ressassements de Chantal Akerman : Le bon plaisir, du 21 septembre 1991 et un ACR du 09 mars 2008, intitulé du nom donné à la vidéo présentée à la galerie Marian Goodman à Paris (22 juin-24 juillet 2004) : Marcher à côté de ses lacets dans un frigidaire vide.

Le bon plaisir :
À 1h28'25'', Jean Daive demande : Alors vous revenez avec quoi Chantal ?

Akerman : J’ai été chercher la seule chose qu'il me reste de ma grand-mère, et ma mère me l’a donnée à moi. C’est écrit en 1920, donc il faut voir que cette femme avait 13 ans à l’époque, en Pologne, dans une petite ville – déjà la Pologne maintenant ce n’est pas très éclairé, mais à l’époque – dans un milieu très religieux. C’est son journal. Et je vais vous lire la première page de son journal. Et elle explique pourquoi est-ce qu’elle doit écrire son journal. Elle écrit en tout grand avec un point d’exclamation, ça commence comme ça :

« Je suis une femme. Il ne faut donc pas dire tous mes désirs et mes pensées à voix haute. Je peux seulement croire aux choses cachées, alors ce journal, le mien, je voudrais au moins pouvoir dire une part de mes pensées, de mes désirs, de mes souffrances et de mes joies. En écrivant sur cette feuille, je serai certaine alors que toi mon journal, au moins, tu ne me trahiras pas, et tu seras mon seul confident. »

Ce journal, cette première page lue en 1991, seront à nouveau convoqués 13 ans plus tard dans l'ACR diffusé en 2008, mais qui date en réalité de 2004 (puisque né d'une oeuvre vidéo de cette époque). Cette fois, Chantal Akerman confie la lecture des mots de sa grand-mère maternelle à sa mère - la fille donc de la diariste. À une différence près : la lecture n'est plus faite en français mais en polonais, la langue originelle de l'auteure.

Ainsi de 1991 à 2004, par l'heureux hasard d'archives croisées, les mêmes mots relient les voix de la famille Akerman. La recherche obstinée de la cinéaste pour garder en vie ce document ne faiblit pas et prend au moins deux formes : son incarnation (par la lecture) et son enregistrement (audio en 1991, puis vidéo en 2008). Une troisième inscription du journal par la bande cinématographique est également à voir dans le film : Demain, on déménage (2004), où tombé d'un ventilateur rangé dans une armoire, le carnet (était-ce le vrai ?) est découvert par les deux protagonistes, puis lu à haute voix, en polonais et en français. Les lignes lues sont les mêmes que celles retranscrites plus haut.

Une autre idée fixe remonte à la surface de cet ACR, déjà abordée 13 ans plus tôt au micro de Jean Daive : Frida, une femme belge déportée avec la mère de Chantal dans un camp de concentration.

ACR : Marcher à côté de ses lacets dans un frigidaire vide :

À 22’27’’, Chantal Akerman : Maman, moi je voudrais que tu parles de Frida. Si tu peux raconter comment vous vous êtes rencontrées ?

Sa mère Nelly Akerman : On s’est rencontrées à Malines. Frida… Elle était forte. Tu sais comme fille, c’était une fille assez forte, mais belle, le visage tellement beau. 

_ À Malines, qu’est-ce qu’il y avait à Malines ?

_ Hé bien, quand on a été pris, on a été mis à Malines, et c’est de là qu’on a été déportées. C’étaient les rassemblements. Une ancienne caserne, tu sais, qu’ils ont pris comme camp de rassemblement. Elle était là aussi. (…) Alors on est parties, on s’est mis tout de suite ensemble, parce que j’étais séparée de mes tantes. J’étais avec elle. Et elle m’a soutenue moralement. Quand je pouvais pas manger, tu sais, on faisait des échanges, on donnait un morceau de pain, elle recevait une pomme de terre qu’elle coupait en morceaux, qu’elle faisait cuire avec des petits bouts de papier, dans le poêle de ce bloc. Et je mangeais tout doucement. Et quand quelqu’un me voulait quelque chose, elle se mettait devant moi comme ça : «  Qu’est-ce que tu lui veux ? » Courageuse, courageuse. Elle me racontait toujours toutes sortes [de choses] comme ça pour oublier. Elle était merveilleuse. On était juste séparées comme ça à la fin, on partait d’un camp à l’autre (…) À ce moment-là, elle a été ailleurs, et moi, j’ai été avec mes tantes, on ne voulaient plus se quitter à ce moment-là. Jusqu’à ce qu’on soient sauvées par des soldats français. (…)

La séquence de 24 minutes se clôt sur la sonnerie d'un téléphone auquel la réalisatrice répond pendant que sa mère lui raconte les derniers instants de sa déportation. Cette vidéo exposée dans l'une des plus grandes galeries françaises et convertie en document sonore dans le cadre d'une création radiophonique, située elle-même à l'intérieur d'une importante filmographie, pourrait désarçonner l'auditeur qui ne connaitrait que la facette la plus exposée de la cinéaste.

Mais les formes explorées par Chantal Akerman prennent encore une autre tournure : le livre.

***

Celle qui disait en 1991 à Jean Daive (25’20'') : J'ai l’impression que je n’ai pas vraiment le courage d’être un écrivain, et que peut-être un jour je l’aurai, est reçue 22 ans plus tard dans Du jour au lendemain le 7 novembre 2013 pour la publication de son ouvrage : Ma mère rit. Il s'agit de son dernier entretien sur la chaîne. Tel un long fil temporel, celui-ci se connecte directement à l'ACR évoqué ci-dessus.

Du jour au lendemain :

Comme à son habitude, Alain Veinstein commence par lire un extrait du livre : Ne me lâche pas, pas encore. Je ne suis pas prête, et peut-être que je ne serai jamais prête.

À sa première question, elle répond : Écrire mes lacets dans un frigidaire vide, non ça, c’est une pièce que j’ai fait. Ecrire à côté de mes lacets… Comme… Parce que je suis toujours à côté des choses, dans le décalage. Et là, quand vous avez cité les trois phrases-là, c’est drôle, ça m’a foutu un coup au cœur. Oui, je ne serai jamais prête. Oui, ma mère rit. Elle rit, elle rit pas. (…)

Chantal Akerman a 63 ans, sa voix est dorénavant râpée, sa gorge, serrée. Des intonations paradoxalement enfantines font surface par moments et laissent planer l'ombre d'une folie. En confiance avec Alain Veinstein qu'elle semble connaître puisque les tutoiements et adresses directes affleurent régulièrement, elle livre deux confessions.

La première concerne sa mère (22'58'') :  Et tu sais, c'est une des dernières. Elle a 86 ans, elle était dans les camps à 15 ans et demi. Dans cinq, dix ans, il n'y aura plus personne comme elle. Mais j'ose même plus, je suis gêné. J'ose plus la filmer. Je me sens un peu... J'ose plus. Je peux écrire. C'est moins indécent l'écriture que le film.

Cinq mois avant le décès de sa mère (Nelly Akerman meurt en avril 2014), Chantal Akerman dit renoncer « visuellement » à l'une de ses plus importantes sources d'inspiration. Son ultime long-métrage No home movie (2015) révèlera quel bouleversement cette séparation a représenté pour la cinéaste qui enregistrait régulièrement sa mère au gré de ses visites. Que ce soit directement à Bruxelles dans son appartement ou via sa webcam quand Chantal voyageait (Etats-Unis, Israël).

La deuxième confession livre le désarroi de la cinéaste (24'44'') : Et c'est ma mère qui a dit [à son mari] : « Laisse la faire. Laisse la faire. » Et là, je crois qu'elle a parlé pour elle aussi. Je ne sais pas. Après, j'arrange des histoires dans ma tête. C'est pour ça que ça ne marche pas l'analyse pour moi. Je dis ça, ç'a l'air... Après, je pourrais dire le contraire cinq ans après, et ça serait toujours aussi vrai. C'est pour ça que la vérité, c'est dur. Et de toute façon, en plus, elle est rhizomique, elle va dans tous les sens. Parfois, ça se rejoint à un endroit. Ah non, mais moi je vais finir comme Benny Lévy. J'en peux plus ici.

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Originaire d’une famille juive de Pologne émigrée en Belgique en 1938 grâce à l’arrière grand-père maternel de Chantal, son père Jacob (dit Jacques) a échappé aux rafles et sa mère Nathalie (dite Nelly) déportée avec ses deux tantes, est revenue du camp d’Auschwitz. De ce passé familial, Akerman dit à Jean Daive ne rien savoir.

Le bon plaisir, à 2h18’07'' :

Jean Daive : Tout ce que vous savez sur les camps, vous le savez de votre famille ?

Chantal Akerman : Mais je ne sais rien par ma famille, absolument rien. Tout ce que je sais, c’est d’avoir lu Primo Levi. Mais rien. Il n’y a pas un mot qui a été dit là-dessus. Donc, c’est là la suite. La suite, c’est pour ça que j’ai fait Histoires d’Amérique. Pour combler un… Et je pense aussi que si ces femmes sont folles, c’est parce qu’elles ne parlent pas. Alors, je parle moi, mais c’est presque à leur place. C’est vrai que je donne une place à ma mère, je lui donne la parole. Mais je le fais sans son accord (…).

Nelly Akerman est morte en avril 2014, à 86 ans. Un an et demi plus tard, le 5 octobre 2015, Chantal Akerman se suicide, à 65 ans.

La page Wikipédia de la réalisatrice indique à l'origine de ce geste des troubles maniaco-dépressifs, une maladie abordée sans complexe auprès d'Alain Veinstein et de Jean Daive dans le dernier quart d’heure du Bon plaisir : J’ai vraiment disjoncté, dit-elle.

Pour plus d'informations, ici, la page hommage de France Culture regroupant plusieurs entretiens de la réalisatrice.

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N.B. : Sonia Wieder-Atherton violoncelliste, ex-compagne de Chantal Akerman, a donné une série d'entretiens à Stéphane Grant sur France Musique du 27 au 31 mars 2017. Le quatrième numéro est spécifiquement consacré au travail mené avec la cinéaste.

N.B. Bis : Le 06 juin 2017, l'émission Par Ouï-dire de Pascale Tison (RTBF) offrait d'écouter deux interviews de Chantal Akerman, croisées de telle façon que des thèmes chers à la cinéaste se retrouvent sans être marqués par les années qui les séparent. Seul le grain de la voix permet de distinguer les deux époques.

Ces deux archives (1978 et 2004) traitent de l’arrivée de Chantal à New-York, de son travail de caissière dans un cinéma pornographique, de son premier film tourné sur place en 17 heures grâce à une caméra louée (Hôtel Monterey, 1989), de ses contacts avec Hollywood après la sortie retentissante de Jeanne Dielman (1975). Puis, à la suite d’un extrait du film Les rendez-vous d’Anna (1978), la réalisatrice est invitée à parler de sa mère, de la place qu’elle a prise dans ses films depuis News from Home (1977). La mère, c’est aussi ce qui permet de créer, dit-elle (13’30’’). Un saut dans le temps permet encore d’entendre la biographie contée du personnage de la mère dans le film : Demain, on déménage, (2004) en tous points concordante avec l’histoire de la mère d’Akerman. D’autres pans sont consacrés au rapport avec les actrices (Delphine Seyrig, Sylvie Testud, Aurore Clément), et à la difficulté de sortir de l'étiquette : « cinéma intellectuel » (le lendemain, dans la même émission, Jean-Luc Outers continue de parler de Chantal Akerman à partir de : 31'49'').

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